La rime est facile, mais elle n’est pas l’unique raison du rapprochement entre une partition d’Emil Bohinen et celle de la Bohemian Rhapsody de Queen. À l’image du titre du groupe britannique, le milieu de terrain norvégien de 21 ans a la capacité de vous envoûter autant que de vous secouer, grâce à une harmonieuse polyvalence qui en ferait un instrument de choix pour beaucoup d’entraîneurs. De métronome à soliste, entre percussion et piano, voici l’un des joueurs les plus complets d’Eliteserien. De quoi en faire aussi un hit en vogue pour de nombreuses années ?
Son nom était associé depuis quelques mois à la Ligue 1, et cela n’était pas pour nous déplaire. Annoncé dans le viseur d’Angers, de Nîmes et de Reims mais aussi de Parme, du Celta, de Leeds ou de Brighton, Emil Bohinen, pierre angulaire de l’équipe de Stabaek, va finalement quitter la Norvège pour découvrir le championnat russe et le CSKA Moscou qui lui permettra, espérons-le, de franchir un nouveau cap dans sa carrière. Car c’est bien de cette façon que le joueur avance et séduit : par étape. À force de travail.
Formé dans le club de la banlieue ouest d’Oslo dont il porte la tunique depuis ses 13 ans, le garçon n’est pas celui qui a percé le plus vite avec l’équipe première au sein de sa prometteuse génération. Hugo Vetlesen (20 ans), Tobias Børkeeiet (21 ans, aujourd’hui à Brøndby) ou encore Ola Brynhildsen (21 ans, arrivé à Molde à l’été 2020), ont tous signé pro après lui, mais se sont fait leur place plus rapidement dans l’équipe alignée en Eliteserien chaque weekend.
En 2018, il ne dispute encore qu’onze rencontres de championnat, dont seulement trois dès le coup d’envoi. À titre de comparaison, ses compères dépassent tous la vingtaine d’apparitions. « Emil a été le premier que nous signions parmi eux. [en novembre 2015] Il avait la taille et le physique assez tôt, mais il a pris plus de temps que les autres. Expliquait le directeur sportif de l’époque, Inge André Olsen, à VG en mai 2019. Nous avons toujours eu confiance en lui, même s’il en doutait peut-être un peu, et maintenant il a vraiment franchi le pas ».
À bonne école
L’analyse est alors partagée par Pal Arne Johansen, sélectionneur national des U20 qui le convoque, avec ses trois potes de Stabaek, pour la Coupe du Monde de la catégorie qui aura lieu les semaines suivantes. « Nous quatre, on joue ensemble depuis longtemps. Racontait Emil. Nous avons mis la barre haute les uns pour les autres et nous nous sommes poussés les uns les autres ». Il faut dire que le club basé à Baerum est une valeur sûre de la formation norvégienne actuelle.
En plus de ces talents, citons les exemples de Kristian Thorstvedt (21 ans), désormais à Genk, qui y a connu les équipes de jeunes et la réserve, ou celui de Kristoffer Askildsen, 20 ans et une quinzaine de rencontres d’Eliteserien avant un départ pour la Sampdoria de Gênes. Resté sur le banc lors des deux premiers matchs de la compétition, conclus par deux défaites, Emil Bohinen passe une vingtaine de minutes sur le terrain lors du fameux 12 – 0 face au Honduras, entré dans l’histoire suite au nonuplé d’un certain Erling Haaland. L’été le voit enchaîner les titularisations avec les U21, qu’il avait déjà côtoyés auparavant.
Avec « de Blaa », comprenez « le bleu » de Stabaek, le milieu de terrain ne laisse plus aucune place au doute lors de la saison 2019 et dispute 29 des 30 journées, dont 27 en tant que titulaire. Son unique absence ? Une suspension pour accumulation de cartons jaunes. Il a su se rendre indispensable dans l’esprit de ses entraîneurs Henning Berg, puis Jan Jönsson à partir du mois de juin. Défensivement, il affiche des statistiques imposantes, parmi les meilleures de la ligue à la fois au nombre de duels disputés, de tacles et d’interceptions.
Son mètre quatre-vingt-cinq lui donne du répondant dans le domaine aérien, et ses jambes doivent sembler interminables à ses adversaires. On ne compte plus les ballons qu’il parvient à récupérer dans des allonges dont la plupart d’entre nous se relèverait avec un lumbago. Celui qui peut évoluer devant la défense, en relayeur et qui a même déjà occupé l’aile droite, peut également compter sur un bon sens du placement. S’il n’est pas le plus rapide, il a cependant la faculté de couper les lignes de passes adverses et d’anticiper les intentions de ses vis-à-vis, tout comme il sait se rendre disponible lorsqu’il s’agit de relancer son équipe.
C’est là une caractéristique importante de son jeu. Emil Bohinen est aussi performant à la récupération que dans les phases offensives. D’une partition rock faite de contacts et de fracas, il glisse avec une élégance certaine vers une mélodie de douces offrandes et de justesse métronomique. En attestent notamment ses 6 passes décisives, qui en font le meilleur passeur de l’équipe. Ajoutez à cela quelques solos qui lui permettent d’inscrire 4 buts, et le voilà joueur le plus impliqué sur les réalisations de Stabaek en Eliteserien 2019.
Sa patte gauche précise et sa vision lui permettent de frapper les coups de pieds arrêtés et de trouver des angles de passe délicieux qu’il ne craint pas d’exploiter vers l’avant. Techniquement, il n’est pas en reste et nous offre parfois quelques airs de samba, lorsqu’il se lance dans une série de dribbles pour casser une ligne. Voilà peut-être une danse que l’on aimerait le voir pratiquer plus souvent, d’ailleurs. Mais il reprendra très vite sa place pour harceler les joueurs adverses une fois le ballon perdu.
Tel père…
À seulement 21 ans, Emil dispose ainsi d’un vrai « QI football », et sa filiation n’y est sans doute pas pour rien. Car à l’instar d’Erling Haaland ou Kristoffer Thorstvedt, il est le fils d’un ancien footballeur professionnel. Lars Bohinen a en effet porté les tuniques de Nottingham Forest, Blackburn ou encore Derby County et a officié notamment en tant qu’entraîneur d’Aalesund. Une situation rendue cocasse lorsque Stabaek, 14e d’Eliteserien, rencontre Aalesund, 3e d’OBOS-Ligaen (deuxième division) dans le barrage de décembre 2018 offrant une place dans l’élite pour la saison suivante. « Le cadeau de noël peut être légèrement réduit… » avouait Emil.
Finalement, le fils restera sur le banc lors des rencontres aller et retour qui verront Stabaek se maintenir. Le père, lui, validera la montée pour de bon en 2019, avec un titre de champion d’OBOS et une seule défaite concédée sur la saison. De quoi radoucir les repas de famille chez les Bohinen. Pour ceux d’entre vous qui ont pu voir évoluer Lars dans ses jeunes années, le journaliste sportif Morten Pedersen écrivait dans Dagbladet que « Emil Bohinen est celui qui ressemble le plus à son père. Il se déplace de la même manière et est du même type de joueur que lui ». Le 19 juillet dernier, Aalesund et Stabaek se sont à nouveau affrontés, et Stabaek l’a de nouveau emporté. Mais encore une fois, Emil est resté sur le banc, sans doute peu enclin à enfoncer son père, déjà mal engagé dans les bas-fonds du classement de l’Eliteserien, et d’ailleurs remercié depuis.
Le jeune homme fait aussi preuve de beaucoup de d’assurance sur et hors du terrain. N’en déplaise à certains, il ne pratique pas toujours la langue de bois ! En juillet 2019, il inscrit le but du 3-3 dans les arrêts de jeu d’un match marqué par plusieurs erreurs d’arbitrage sur la pelouse de Sarpsborg. Lorsqu’un journaliste Eurosport lui demandera en zone de presse son avis sur une éventuelle faute ayant entaché son but, il répondra « Tout ce que je vois, c’est le ballon et je ne pense qu’à le mettre dans le but. Je n’ai pas vu toute l’action, mais ils tombent comme des mouches pendant tout le match. Je ne sais donc pas de quoi ils se plaignent ». Plus récemment, en préambule de leur confrontation du 21 juin dernier, Dag-Eilev Fagermo, entraîneur de Vålerenga, déclarait que Stabaek était une équipe « sans rythme ». Un match nul 2-2 plus tard, voilà le numéro 8 de Stabaek qui répond sur Instagram « Pas mal pour une équipe sans rythme, Fagermo ? » Et toc ! En plein dans l'(E)mil…
Du caractère donc, et des performances de haut vol. De quoi attirer les regards des scouts venus de toute l’Europe. En décembre 2019, pour découvrir un plus haut niveau, Emil va jusqu’à s’entraîner une semaine avec Sheffield United, qui depuis a engagé un autre milieu norvégien de grand talent, Sander Berge. Du côté de Stabaek, conscient du bon filon et du potentiel du garçon, Inge André Olsen le fait prolonger au mois de février 2020, jusqu’en 2022. Non pas dans l’illusion de le garder jusque là, mais ouvertement pour qu’aucun couac dans ce dossier ne transforme la grande symphonie du mercato qui s’annonçait, en une cacophonie dans laquelle le club perdrait pied. « Nous avons maintenant six mois pour vendre Emil, au bon club, au bon moment. Zéro stress ! » expliquait le directeur sportif à VG.
Il brille « d’Emil » feux
Bien vu ! Grâce à cette prolongation, le club ne se voit pas dans l’obligation de brader son joueur l’été venu, et ce malgré « l’effet covid » sur les finances. C’est finalement Hugo Vetlesen qui va quitter le club en premier en rejoignant le champion de tous les records, Bodø / Glimt, début octobre. Blessé durant le moins de septembre, Bohinen reste, lui, aux commandes de l’entrejeu de Baerum. Il est titularisé lors de 24 des 30 journées de cette Eliteserien 2020.
Et bien que les matchs se soient enchaînés à un rythme effréné suite au retard dû à l’épidémie, il ne sera remplacé que deux fois. Sur la saison, il affiche 85 % de précision de passes, dont deux décisives, 60 % de duels au sol remportés et 65 % dans les airs (statistiques Sofascore). En patron, il inscrit également deux buts sur pénalty, trois autres dans le jeu. Mais ces statistiques ne le satisfont pas tout-à-fait. « J’ai bien démarré mais avec les blessures, je n’ai pas réussi à prendre le rythme que j’aurais voulu. déclarait-il à 90Min. Je sais que je peux donner et montrer bien plus. C’est frustrant car en fin de saison je revenais à 100% et mes performances montaient en puissance ».
Autant dire que le maestro de Stabaek a l’intention d’accélérer le tempo de sa progression. Artiste balle au pied, il s’est même mis au piano – en autodidacte s’il vous plaît ! – histoire d’éviter au maximum les fausses notes pour la suite de sa carrière. « Lorsque vous jouez du piano, c’est la seule chose sur laquelle vous vous concentrez. Vous avez une concentration totale. Le football est en quelque sorte un style de vie, on y pense tout le temps. Il peut donc être bon d’avoir une autre chose sur laquelle porter son attention », expliquait-il à TV2.
De son propre aveux très proche de la Ligue 1 durant le mercato précédent – des dirigeants d’un club français s’étaient même rendus à Baerum pour négocier -, le gaucher a, dans un premier temps, sans doute fait les frais d’un marché très frileux cet hiver. Les discussions avec les clubs du top 5 ne se concrétisent pas, mais Molde dégaine une offre d’environ un million d’euros. « Nei ! » dit Stabaek. Pas question pour le club de renforcer un concurrent d’Eliteserien ! Flairant le bon coup et libéré de la concurrence occidentale dont les fenêtres de transferts se sont refermées au 1er février, Le CSKA Moscou entre dans la danse.
L’accord entre Russes et Norvégiens est trouvé aux alentours d’un million et demi, malgré une dernière charge du Dynamo Kiev. Pour le joueur, rejoindre l’actuel deuxième de Premier Liga est l’opportunité de monter d’un ton tout en participant régulièrement aux joutes européennes. Bien sûr, il lui faudra faire ses preuves face à des équipes plus rudes encore, dans des espaces plus petits, et sous une pression de l’adversaire plus intense qu’en Eliteserien. Mais son profil complet et son état d’esprit permettent à Emil Bohinen d’espérer un avenir en haut des charts.
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